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La mort et l’ennui : une attente instantanée

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« Peut-être ne suis-je pas la seule personne en ce bas monde à s’ennuyer » Sherlock Holmes [à propos de Moriarty], in. Sherlock, Saison 1, épisode 3, BBC.

L’histoire des récits d’expériences en quarantaine renvoient souvent à des images de terreur, d’angoisse, de mort et d’effroi. Le lazaret demeure une expérience durant laquelle l’attente prend parfois une tournure délétère. Les suppliques des médecins de marine constatant, presque impuissants, la mort imminente de certains patients attestent de ce sentiment morbide, de ce récit où l’individu, dont le corps se trouve aux prises avec des dispositifs coercitifs face auxquels sa vie semble comme suspendue, dérisoire, attend le moment où enfin il pourra s’affranchir de son statut de patient. Pourtant, sans exclure le caractère anxiogène de l’expérience de quarantaine, il existe un trait significatif qu’il convient également de ne pas occulter : l’ennui. Au sein des lazarets, la pesanteur des procédures imprime des sensations diffuses sur le psychisme et l’organisme des patients. Il faut s’occuper, se distraire, réinventer voire recréer des formes de vie et d’activités normées. C’est au prix de la réinvention de normes que les personnes en quarantaine peuvent également se réapproprier leur identité. Dans cette configuration, l’ennui peut faciliter l’aiguisement des sens, la faculté d’observation, et favoriser l’acquisition d’un certain art de jouir :

« Je végétais ainsi quatorze jours, me couchant tôt, me levant tard, restant le plus longtemps possible à ma toilette et à mes repas, fumant beaucoup, observant plus que jamais […] tuant le temps de mon mieux, habitué à ma nouvelle existence, sans épouvante, sans étonnement, et même sans curiosité, attendant qu’on voulût bien m’éclairer sur mon crime et sur ma peine, rêvant éveillé, rêvant endormi, lisant quelquefois, jouant au piquet avec Floribomba quand je n’avais rien de mieux à faire et riant, chantant, goguenardant plus que jamais, lorsque Vincenzo vint me dire qu’un médecin m’attendait1. »

Tuer le temps avant que ce dernier ne vous tue. L’iconographie des lazarets peine souvent à représenter cette dimension psychosomatique de la station médicale. Quelques photographies néanmoins, à l’instar de celle présente ci-dessous, atteste de la pénibilité du temps et de son étirement. Ici, c’est par la lisibilité de la souffrance de ce soldat américain, stationné dans un lazaret flottant et victime de fièvre jaune, que se fige l’attente.

Cette mise en perspective du récit et de la photographie, de l’écrit a posteriori et de l’instantané, nous conduit à questionner cette expérience de la quarantaine en la mettant en perspective avec le texte de Gaston Bachelard L’intuition de l’instant.

En effet, dans ce dernier, Bachelard pose notamment la difficulté du rapport entre la mémoire de l’instant et la durée de ce dernier : « C’est par l’élection aussi insignifiante que celle d’un Président de la République que nous localisons avec rapidité et précision tel souvenir intime, n’est-ce point la preuve que nous n’avons pas conservé la moindre trace des durées défuntes ? La mémoire, gardienne du temps, ne garde que l’instant ; elle ne conserve rien, absolument rien, de notre sensation compliquée et factice qu’est la durée2. ». Si le récit de la quarantaine semble prendre en considération cette notion de durée, Bachelard nous rappelle à juste titre que la durée du récit ne correspond sans doute en rien à celle de la réalité. Le simple fait de dire « tuer le temps » – expression utilisée par l’auteur du récit cité auparavant – atteste à n’en pas douter de ce paradoxe : trois mots qui sous-tendent explicitement une durée extrêmement longue et accablante. Dès lors, l’image peut ici apporter un élément d’information et de sensation supplémentaire. Cette dernière, en ne présentant qu’une représentation brève, un moment d’existence de quelques centièmes de secondes, parvient parfois à imprimer une pesanteur de l’attente que les mots peinent à rendre intelligible. Dans la photo représentant ce patient souffrant de fièvre jaune durant la guerre hispano-américaine, l’attente se dessine dans la posture corporelle. L’homme apparaît ici statufié, et c’est précisément cette léthargie qui nous donne à penser la lenteur de son supplice. L’attente n’est donc pas qu’une affaire de durée, car celle-ci se trouve assujettie à des cadences dont l’appréciation reste éminemment subjective. Le territoire de la quarantaine nous montre également que cette notion et ses corollaires (ennui, peur, distraction…) peuvent se figer. Tout autant qu’une affaire de durée, l’attente s’imprime, se décrit et se photographie à travers des rythmes existentiels : « un individu pris dans la somme de ses qualités et de son devenir correspond à une harmonie de rythmes temporels3. » Il nous semble qu’ici, les analyses de Bachelard permettent de mieux appréhender l’étude textuelle et iconographique des expériences de quarantaine.

  1. Mes Prisons, à Madame Anna G…, Revue Suisse et chronique littéraire, tome XIII, 1850, pp. 85-86.
  2.  Bachelard, Gaston, L’intuition de l’instant suivi de L’Introduction à la poétique de Bachelard, Paris, Editions Gonthier, 1971 [1932], p. 35.
  3. Ibidem, p. 68.

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